Fallait-il ressusciter le virus de la grippe espagnole ?
Le 6 octobre 2005, les deux grandes revues scientifiques, Nature et Science rapportaient simultanément les résultats de travaux fondamentaux sur le virus de la grippe espagnole disparu de la surface du globe depuis le début de l’année 1919 après avoir fait entre 20 et 50 millions de morts. Lors de cette pandémie de 1918-1919, on estime, qu’en quelques mois, plus d’un milliard d’habitants ont été touchés avec des formes graves dans un tiers des cas et une mortalité estimée entre 3 % et 5 %.
L’intérêt immense des médias du monde entier pour ces deux publications spécialement complexes, va bien au-delà de la simple curiosité scientifique ou historique, et est bien sûr lié à la menace d’une nouvelle pandémie grippale depuis l’émergence de l’épidémie actuelle de grippe aviaire en Asie et maintenant en Europe de l’Est.
Les travaux de ces deux équipes américaines (du Département de Pathologie moléculaire des forces armées américaines de Rockville et des CDC d’Atlanta) permettent de faire un bond en avant dans la compréhension d’une des épidémies les plus meurtrières de tous les temps et donc, on peut l’espérer, dans la lutte contre la pandémie annoncée.
Les recherches de Jeffrey Taubenberger et coll. de l’armée américaine ont permis de décrypter complètement le génome du virus de la grippe espagnole découvert sur des cadavres conservés par le froid depuis 1918 (1). Ce séquençage, qui a porté en particulier sur les gènes des polymérases, permet à cette équipe d’affirmer que ce virus grippal est directement dérivé d’un virus aviaire contrairement aux agents viraux responsables des pandémies de 1957 et 1968 qui étaient des recombinaisons entre virus aviaire et humain. Plusieurs des séquences retrouvées ont également été mises en évidence dans le virus H5N1 responsable de l’épidémie de grippe aviaire actuelle qui a déjà tué quelques dizaines de personnes en Asie et dans le virus H7N7 en cause dans une épidémie de grippe aviaire ayant frappé les Pays-Bas en 2003 avec un cas humain mortel.
Un cadavre dans le permafrost
En utilisant les résultats des travaux de Taubenberger (et avec sa collaboration) une autre équipe du CDC d’Atlanta est allée plus loin. Tumpey et coll. ont en effet reconstitué le virus de la grippe espagnole en laboratoire. A partir d’un prélèvement de poumon d’une femme décédée lors de la pandémie de 1918 en Alaska et enterrée dans le permafrost, il a été possible de convertir des fragments d’ARN en ADN et de les séquencer pour obtenir une version ADN nu du génome viral. Celle-ci a été inoculée à une culture de cellules rénales humaines, ce qui a abouti à la production explosive de virus infectants (50 fois plus qu’après infection par un virus grippal actuel !).
Ce virus a été testé sur des souris et a révélé des propriétés pathogènes exceptionnelles : 39 000 fois plus de particules virales libérées au 4ème jour qu’une souche grippale moderne, perte de 13 % du poids du corps en 48 heures contre une baisse transitoire du poids avec une souche grippale habituelle, létalité de 100 %.
Une arme contre la pandémie à venir…
Selon les chercheurs des 2 équipes, ces découvertes vont permettre, en construisant au laboratoire différentes souches virales dérivées de celle-ci, de préciser quels sont les gènes les plus déterminants dans la contagiosité et surtout dans la virulence redoutable de ce virus, et peut-être d’aider, à terme, à la mise au point d’un vaccin et d’antiviraux efficaces.
Porteuses d’espoirs thérapeutiques, ces deux publications ont également provoqué une polémique allant bien au-delà du monde des laboratoires.
…ou une arme pour le bio terrorisme !
De nombreux scientifiques estiment en effet que les risques inhérents à ce type de recherche sont bien supérieurs aux bénéfices attendus (3). Deux dangers sont particulièrement redoutés. Premièrement, une diffusion accidentelle du virus à l’extérieur du CDC. Les adversaires de cette expérience insistent d’ailleurs sur le fait que le laboratoire où le virus a été « ressuscité » n’a pas une sécurité de niveau maximum (niveau 4) mais que l’équipe de Tumpey s’est contentée d’un niveau 3. Deuxièmement, la fabrication d’une souche virale de grippe espagnole par une organisation terroriste à partir des données rendues publiques sur le séquençage viral.
T Tempey se défend en précisant qu’il a obtenu l’autorisation de la direction des CDC et du National Institute of Health pour débuter ses travaux. De plus l’accès à son laboratoire serait extrêmement protégé (un dispositif de reconnaissance des empreintes digitales et rétiniennes a même été mis en place pour prévenir toute incursion).
La diffusion d’une information non édulcorée sur ce sujet sensible a fait l’objet, quelques jours avant les parutions, d’une réunion d’urgence du National Science Advisory Board for Biosecurity américain. Mais celui-ci, comme les rédacteurs en chef de Science et de Nature, a conclu que les risques d’une mise à disposition de ces données étaient inférieurs aux avantages attendus.
On ne peut qu’espérer que l’avenir donne raison à la direction du CDC qui a autorisé cette résurrection virale et à ceux qui ont souhaité rendre public le génome de ce tueur redoutable. © Copyright 2005
http://www.jim.fr
Dr Anastasia Roublev
1) Tautenberger J et coll. « Characterization of the 1918 influenza virus polymerase genes. » Nature 2005 ; publication avancée en ligne le 6 octobre 2005.
2) Tumpey T et coll. : « Characterization of the reconstructed 1918 spanish influenza pandemic virus. » Science 2005 ; 310 : 77-80.
3) Von Bubnoff A : « The 1918 flu virus resurrected. » Nature 2005 ; publication avancée en ligne le 6 octobre 2005.