Yul Bruner a écrit :
N'imitons pas le corps médical (leur ordre a été créé sous Vichy!don't forget!)
erreur classique qu'il convient de rectifier.
L'idée de créer un ordre des médecins ne naît pas avec Vichy, comme le démontre le Dr Jocelyne Spinner (1) en énumérant tous les projets de loi qui, depuis 1845, tentèrent de doter le corps médical d'une instance suprême. Les syndicats médicaux, autorisés en 1892, appuient ces projets, désireux de disposer d'une juridiction professionnelle apte à réglementer l'exercice de la médecine... et surtout à protéger le milieu contre deux fléaux majeurs: l'exercice illégal et la fameuse «pléthore médicale», due surtout, à partir de 1925, à l'«invasion étrangère»: les étudiants juifs polonais et roumains, fuyant les mesures d'exclusion en vigueur dans leur pays, viennent poursuivre leurs études en France et s'y installent après leur naturalisation. En 1935, une série de grèves protestant contre la présence d'étrangers paralyse les facultés, raconte Bénédicte Vergez, historienne (2). «On donne alors, rien que pour le département de la Seine, les chiffres de 1 000 "métèques" pour 4 000 médecins. C'était totalement faux. La proportion réelle de médecins étrangers était d'environ 6% pour la Seine et quasi nulle dans la plupart des autres départements français.» Il n'empêche que l'exacerbation va croissant dans un milieu médical largement issu de la bonne société xénophobe et antisémite de la IIIe République.
Dès la débâcle de 1940 et la naissance du gouvernement de Vichy, les plus réactionnaires parmi le corps médical repartent à l'attaque. Le 9 juillet 1940, le syndicat médical de Seine-et-Oise envoie une lettre à Pétain où est proposée, bille en tête, «l'élimination des innombrables étrangers inassimilables qui, depuis quelques années, ont envahi la France et plus particulièrement le département de Seine-et-Oise et sont la raison dominante de l'abaissement de la moralité médicale». Le Dr Hollier, signataire de la missive, souligne même «les conséquences néfastes de l'envahissement de la médecine par les apatrides à mentalité bassement commerciale» et réclame l'interdiction à tout étranger d'exercer des fonctions publiques, dont la médecine, et une révision des naturalisations. Au même moment se crée l'Association des médecins français de France (sic), qui veut «agir contre les métèques sans feu ni lieu, donc sans foi ni loi». Divine surprise, Vichy semble prêter une oreille très attentive à ces revendications, puisque la loi «interdisant la médecine aux médecins nés de père étranger» et le premier statut des juifs, écartant les Français juifs des postes publics, paraissent respectivement le 16 août et le 3 octobre 1940. Dans la foulée, Philippe Pétain crée les conseils de l'ordre (supérieur et régionaux, dont les membres seront nommés par le gouvernement), chargés d'appliquer les lois d'exclusion, et décide de dissoudre les syndicats. Voilà qui n'était pas prévu au programme et suscite la crainte d'une mainmise de l'Etat sur la corporation. «Ils ont cru que Pétain avait adopté les lois d'exclusion uniquement pour leur faire plaisir. Ils n'avaient pas saisi qu'elles étaient tout simplement les premières expressions de la terrible logique interne à Vichy», analyse ironiquement Bénédicte Vergez. La communauté médicale va bouder un ordre étatique, mais les extrémistes, eux, se consolent: leur héraut, Hollier, est nommé au conseil supérieur aux côtés du président, René Leriche, brillant spécialiste en chirurgie vasculaire de Lyon.
Sommées d'aider le ministère de la Santé à barrer la route aux médecins étrangers (en grande majorité des juifs) et à appliquer le numerus clausus aux juifs français, comment vont réagir les instances ordinales, de Paris comme de province? Dans un livre curieusement intitulé Souvenirs de ma vie morte, écrit bien après la guerre, Leriche expliquera avoir fait l'objet de diverses pressions et tenté malgré tout de sauver quelques israélites. Il est vrai que l'extrême droite du milieu médical traita le conseil supérieur aussi bien que le ministère de la Santé de «citadelle judéo-chrétienne» parce qu'ils étaient insuffisamment sévères, mais on trouve, sous la plume de Leriche, entre 1940 et 1942, des déclarations pour le moins révélatrices. En juillet 1940, il écrit: «On fait partir les indésirables et on désémitise Paris.» Plus grave, on peut lire dans un bulletin du conseil de l'ordre de 1941 une incitation qui en dit long sur le zèle avec lequel les médecins ordinaux ont décidé d'appliquer les lois: «Certains conseils départementaux craignent que les arrêtés pris contre les médecins étrangers n'aient qu'un effet théorique. A la vérité, il leur appartient d'user des pouvoirs que leur confère actuellement la loi et ils ne doivent pas hésiter à signaler aux autorités administratives les médecins qui ne tiendraient pas compte de la notification de leur interdiction. Plusieurs conseils départementaux sont entrés résolument dans cette voie.» On cite alors comme un exemple «encourageant» celui d'un préfet qui a fait enfermer un médecin récalcitrant «dans un camp de la région»! En mars 1942, lors d'une assemblée de confrères ordinaux, le président souligne: «Le conseil supérieur a réglé le recensement de tous les médecins français en vous mettant à même d'éliminer les indésirables.»
En province, l'attitude des conseils départementaux sera étroitement liée aux convictions de leurs présidents. Jocelyne Spinner - dont le père, médecin en Loir-et-Cher, se vit, du jour au lendemain, privé de l'exercice de son métier et de moyens de subsistance - compare, dans son mémoire, la différence de comportement entre l'ordre d'Indre-et-Loire, qui s'acharnera sur les sept médecins juifs du département, et celui des Basses-Alpes, qui se bornera à appliquer la loi, sans aucune surenchère et sans donner suite aux lettres de délation envoyées par des confrères au secrétariat du conseil.
Autre exemple, le Pr Marcel-Francis Kahn, qui a pris pour principe de harceler cette institution jusqu'à ce qu'elle batte publiquement sa coulpe, garde dans ses dossiers une lettre du président du conseil départemental d'Oran, le Dr Perrot, datée de décembre 1941, demandant au conseil supérieur d'Alger d'essayer de faire déchoir les médecins juifs, ces métèques, de la nationalité française afin de pouvoir les expulser plus facilement s'ils contrevenaient aux interdictions d'exercer.
Que ce soit sous le règne de Leriche ou sous celui de son successeur, le Dr Louis Portes (choisi moitié par l'Etat, moitié par ses pairs en 1943), on ne retrouve pas, dans les bulletins de l'ordre, le moindre témoignage de révolte contre les lois d'exclusion ni un mot de compassion à l'égard de ces confrères qui se virent, du jour au lendemain, au pays des droits de l'homme, dénaturalisés ou exclus du corps social pour cause de quota, et désignés de fait aux autorités allemandes, puisque des listes nominatives étaient publiées... Pour avoir appliqué - au mieux, passivement; au pis, très activement - des lois racistes créées par Vichy avant même toute demande allemande et avoir ensuite été longuement frappé d'amnésie, l'ordre est aujourd'hui de plus en plus critiqué.
pour que nul ne fasse plus l'erreur de l'amalgame.
:starwars: